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Les châteaux d’Arachné
Il n’est pas de nuit sous les astres,
Et toute l’ombre est en toi
Arachné, la déesse-araignée, de sa main gauche ruisselle des toits, voûtes, forteresses de dentelles, de sa main droite coule un tissage obscur, l’armature se dresse comme un squelette transi de flocons poudroyants, nu de clarté, d’une mourante lueur d’asters…Elle tisse, des fleurs éclatent et s’ouvrent sous ses doigts en éclairs et ailes filantes. Ainsi l’artiste Annie Bascoul élabore un cortège d’étranges images et de pâles fanaux dans la nuit.. C’est par l’exercice d’un langage profondément maîtrisé dont elle épuise toutes les possibilités expressives, sur le mode d’une invocation intime qui s’intègre naturellement dans l’effusion poétique, qu’elle rejoint à travers le métal et le tissus, les régions de la poésie pure.
Une forêt et ses lianes, arcs-boutants, chapiteaux, fûts et gables d’une cathédrale ailée, mitrée et couronnée, arcs, ogives et parvis, clochers, dômes et foule d’anges, elle bâtit des châteaux de nuées suspendus à des fils de métal comme l’écho d’un souffle. Son œuvre faite de poésie et de rêves irradie à travers les dentelles blanches et chevelues en un éblouissement de lumière, une blancheur qui darde l’infini mystérieux comme un ruban hallucinatoire qui attire la volonté intime, un panache souple comme un oiseau volant. La cathédrale se dresse par-delà l’ogive des branches, des nuées aux ailes blanches en accords éoliens, et tout se solennise en temple, un bois religieux où la blancheur combat l’ombre, une éternelle forêt tramée de brumes, un verger noyé d’embruns, un feuillage irréel, une voûte qui se dissout en vapeurs.
Son exposition à Alençon met en scène la dentelle comme matériau poétique qui se fond dans l’œuvre entier. Un lyrisme pur jaillit, aboutissement de condensation d’un travail qui s’exerce sur l’imaginaire. La dentelle quitte son statut mythique pour relever d’un irréel poétique qui n’a plus de référent que lui-même : irréel et ineffable, parce qu’elle est désormais, entre les mains d’Annie Bascoul, un rêve fait poème. Le spectateur doit décrypter un réseau serré d’illusions et de références qui se combinent en se renforçant mutuellement. Font partie de ce réseau des objets symboliques tels les ancolies, les robes, les Watteau dans un jeu de reflets multiples avec les œuvres du musée. Jeu insaisissable, atmosphère indécise et sublime, lambeaux de dentelles et vénérations, le but de l’artiste n’est pas de restaurer les splendeurs d’un passé défunt mais de les exalter dans leur poussière de rêve infiniment claire et mystérieuse. Décantée, sublimée, son oeuvre apparaît derrière le voile, nimbée d’une transfiguration, d’un frémissement d’écume.
Dans ce poudroiement étincelant, voici venir les êtres immatériels, aériens, clairs et frêles comme la vierge de La Légende d’Alençon, vision d’un être pâle et vague sous une vapeur de dentelles fluides, un ange de Melozzo da Forli descendu des cortèges célestes… Dans une autre salle les robes d’Annie Bascoul ondoient, pareilles à des cimes, en givres somptueux, en vagues mortes, rosaces de fougères arborescentes, cascades de fleurs vierges aux flancs purs, fumées irisées d’un incendie blanc, une fournaise surnaturelle éternellement pâle. Ce sont les ancolies qui flambent, coiffées d’hermine, de phares lunaires en beffrois d’opales et d’étoiles consumées ; la clarté s’étend dans une ample et glaciale douceur, une buée bleuâtre flagellée par des griffes de plumes en un poudroiement nacré traversé d’ombres liquides, de fantômes ruisselants : c’est le lit suspendu comme un catafalque virginal de roses blanches et de statues d’archanges. Le moucharabieh dans ses entrelacs et quadrillages, semblable à ces pages-tapis des enluminures sur parchemin, l’incipit, la merveilleuse initiale ornée des livres d’heures qui sertit toute l’œuvre. Comme une reine burgonde, elle se pare de bijoux-reliques biseautés, ciselés, damasquinés dans une orfèvrerie de laiton et de fil, de rouelles solaires qui s’épanouissent en une mer qui surgit et déferle en laissant des empreintes de perles, des cristaux diaphanes. Dans sa résille émaillée, Arachné enlace, imbrique ses doigts dans l’engrenage de rubans…
Le musée est blanc, d’un blanc qui s’abolit dans les portraits foudroyés dans un transept de dentelles, les légendes aux enluminures fleuries de pâles flambeaux d’argent et d’organdi et les fraises rayonnantes qui s’évaporent en fleurons qui festonnent et s’enroulent en broderies diaprées de nuages. Des robes de flammes et de fleurs de lys en essaim de rêves clairs de pâleurs, de troupeaux de flocons :. A Bascoul a le goût des flores, des fougères et des mousses, des fantômes vaporeux dans leurs langes, des songes diaprés. Watteau et ses personnages tendres et enrubannés et la guirlande mortelle, éternelle en ses métamorphoses d’amour surhumaines et fleurdelisées. L’arachnéenne se promène dans un verger d’enfance sous une ténèbre étoilée et nous offre la panacée de rayons et de reflets, ses songes dégainés de candeurs claires où s’oublie le carnage de vivre, le voile assombri des veuves, les spectres aux résilles de haine, les diadèmes qui saignent beaux comme la mort couronnée ; l’horizon soyeux de fils pâles d’une dame étrange et cruelle qui tisse des larmes et des lèvres en auréoles. Linceul ou mausolée, la dentelle et sa bannière éperdue, un fleuve incertain et ailé, un peuple de tristesses liées dans les limbes. Elle redonne à la dentelle une nubilité brûlante, elle tisse ainsi qu’une araignée sa lente broderie ainsi qu’une mer nuptiale et charnelle, les langueurs imprécises et les chatoiements assourdis de cimetières de fièvre ; L’œuvre véritable est de celles qui continuent à rester secrètes même dévoilées : celle d’Annie Bascoul se réinvente toujours, énigme intacte de la dentelle qui livre l’éclair de la chair en une insaisissable vision, brûlure sublimée de la beauté perdue.
bouquet en point d’alençon milieu du xix girandole de dentelle, bouquet de fleurs en dentelles prêté par Bruxelles